Je suis allé à Davos cinq fois, et ni les trottoirs glacés ni les files d’attente interminables aux vérifications de sécurité ne m’ont manqué. Il y a cependant une chose qui m’a manqué la semaine dernière lorsque le Forum économique mondial a réuni, pour une édition virtuelle du forum de Davos, des responsables politiques, des dirigeants d’entreprise, des activistes de la collectivité et des scientifiques. Ce qui m’a manqué, ce sont les conversations spontanées, et cela m’a rappelé l’importance des contacts entre les personnes.

Comme le disait il y a des années le titre d’un film – Being There –, il est important d’« être là ». Les conversations de corridor, la possibilité de sentir l’état d’esprit d’une salle, les rencontres dues au hasard : voilà ce qui donne véritablement sa force à Davos, tout comme c’est le cas dans nos bureaux, nos laboratoires et nos écoles. Voilà pourquoi nous attendons tous avec impatience le moment où nous nous retrouverons ensemble aussitôt que ce sera sécuritaire, même si cela nous obligera à affronter quelques trottoirs glacés.

Cette année, dans son édition virtuelle, le forum de Davos a tenté de répondre aux défis de 2021 : la course à la vaccination à l’échelle mondiale, l’effort pour redémarrer les économies, le combat pour aplanir la courbe climatique, le long voyage vers la justice raciale et les efforts visant à désintoxiquer les médias sociaux. Voici certains éléments qui se dégagent, selon moi, de l’événement :

Vaccination : des considérations politiques pourraient prolonger la pandémie

Le « nationalisme vaccinal » est peut-être le plus important défi qui se pose pour notre monde à l’heure actuelle. Nous surmonterons ce défi, mais les prochains mois pourraient être mouvementés sur le plan politique. L’Allemagne, un leader, a vacciné moins de 5 % de ses habitants et a indiqué clairement qu’elle s’occuperait de sa population en premier. Et tandis que d’autres pays riches ont de la difficulté à s’approvisionner, les pays les plus pauvres craignent que l’accès au vaccin leur soit bloqué. Cette situation crée un risque pour tous, car plus le virus circule, plus les possibilités de mutation augmentent. On redoute un scénario de « pandémie persistante ». Cela dit, la distribution des vaccins n’est que l’une des pièces du casse-tête. Il faut renforcer les systèmes de santé publique dans les pays les plus pauvres. Il faut aussi apporter des révisions et des réformes à l’Organisation mondiale de la Santé, seul organisme capable de nous aider tous à comprendre le virus et à trouver une façon d’enrayer collectivement la pandémie. On peut difficilement s’attendre à voir s’atténuer les considérations politiques soulevées par la pandémie.

Joe Biden n’est pas en mesure d’unir le monde

Le président chinois Xi Jinping a contribué à donner le coup d’envoi de la semaine en livrant un message ferme à l’endroit du nouveau président des États-Unis et de ses alliés. Tout effort visant à imposer des valeurs au commerce international pourrait mener à une nouvelle guerre froide. Nous nous dirigeons peut-être dans cette direction de toute façon. Tandis que M. Biden préconise une « alliance des démocraties », le Canada et l’Union européenne s’efforceront de raviver le commerce mondial par une nouvelle approche qui a trait tant à des valeurs qu’à la création de valeur. Comme l’a dit la chancelière allemande Angela Merkel, multilatéralisme ne signifie pas simplement coexistence. Même si nous verrons peut-être un renforcement de l’Organisation mondiale du commerce, il est peu probable que celle-ci acquière d’immenses pouvoirs. Il faut s’attendre à voir davantage de blocs commerciaux régionaux, et aussi à ce que la ministre des Affaires étrangères de l’Espagne a appelé une époque d’« autonomie stratégique ». Ironiquement, cet effort de « remondialisation » rate la révolution numérique qui transcende les frontières. Les Européens, les Australiens et les habitants d’autres régions peuvent vouloir exercer plus de contrôle sur l’économie infonuagique qui est en plein essor dans le contexte de pandémie. Mais ils devront convaincre M. Biden qu’ils ne cherchent pas à faire obstacle à la Silicon Valley ni aux plateformes que Washington aime critiquer aux États-Unis tout en les défendant à l’étranger.

À venir : des chaînes logistiques intelligentes

La régionalisation du commerce extérieur conduit à une refonte des chaînes logistiques, et pas seulement en raison des pénuries de vaccins et d’équipement de protection individuelle. Les pays explorent les secteurs stratégiques, en particulier ceux qui reposent sur la technologie, afin de mieux équilibrer l’offre et la demande. Dans la course aux vaccins, le Canada l’apprend à ses dépens – le pays pourrait devoir faire des compromis entre l’efficacité et la résilience. La sécurité nationale, aussi, pourrait entrer en jeu, car l’interdépendance des outils et des appareils se manifeste de plus en plus au quotidien. Partout dans le monde, les régions souhaiteront exercer un contrôle accru sur l’internet des objets, tout comme pour l’internet des mots, des images et de l’argent. Cela signifie qu’à mesure que nous reconstruirons les chaînes logistiques, nous devrons accorder une attention encore plus grande à la recherche et au développement afin de favoriser l’intégration des centres de fabrication aux centres d’innovation. Autrement dit, il faudra jumeler force et intelligence. Masayoshi Son, l’investisseur japonais derrière SoftBank, pense que cette approche pourrait alimenter la prochaine grande perturbation, en logistique et en mobilité. Selon lui, les véhicules autonomes pourraient être aux années 2020 ce que les téléphones intelligents ont été pour les années 2010. L’histoire le dira. Chose certaine, dans les décennies à venir, les usines de fabrication automobile dépendront probablement autant de l’intelligence artificielle et de la cybersécurité que de l’acier et de l’aluminium. Fort des données sur les brevets, Masayoshi Son est convaincu que deux pays seulement – les États-Unis et la Chine – domineront cette nouvelle course à l’espace et seront au cœur des chaînes logistiques intelligentes de demain.

Les changements climatiques : prochain catalyseur de l’innovation

Mary Barra, chef de la direction de General Motors, s’est présentée à la séance virtuelle dans un but précis : présenter sa vision « zéro collision, zéro embouteillage et zéro émission ». Entraînée dans le sillage électrique d’Elon Musk, elle souhaite réduire l’impact environnemental de GM. Le plan du géant de l’automobile, qui prévoit la production de versions électriques de plusieurs modèles, concerne autant l’innovation que les émissions. La décennie 2020 sera caractérisée par l’émergence ou la transformation profonde de secteurs entiers, alors que les consommateurs comptent sur la technologie pour transformer leur vie et que les gouvernements jettent les bases d’une nouvelle économie à coup de billions de dollars. Larry Fink, le fondateur de BlackRock et un habitué de Davos, a publié sa lettre annuelle durant le forum, exhortant les PDG à voir la transition climatique comme une occasion qui va bien au-delà du climat. Il estime que, pour atteindre nos objectifs de développement durable, de nouveaux investissements de 50 billions de dollars seront nécessaires d’ici 2050. Pensons notamment au développement d’une vallée de l’hydrogène en Europe (une Silicon Valley de l’énergie) et de nouveaux réseaux électriques le long du réseau interétatique américain. Comme l’a mentionné Bill Gates au forum, les plus importantes réductions d’émissions de cette décennie résulteront de la technologie et non des changements de comportement. Son nouveau mot pour désigner les changements climatiques : « catalytique ».

Le défi du capitalisme post-COVID-19 sera d’accroître la confiance

Davos est le berceau du « capitalisme des parties prenantes », l’idée selon laquelle la prospérité à long terme des entreprises repose sur leur capacité à équilibrer le rendement procuré pour les actionnaires et celui des clients, des employés et des collectivités. Cette approche a amené bon nombre d’entreprises à trouver, dans les creux de la pandémie, des moyens de fabriquer et de distribuer des fournitures d’urgence et de développer des vaccins à une vitesse fulgurante. Aussi, les sociétés nord-américaines ont été parmi les premières à soutenir le mouvement Black Lives Matter en modifiant leurs pratiques d’emploi et d’approvisionnement alors que de nombreux gouvernements en étaient encore à débattre de l’enjeu. Voilà qui explique en partie l’un des constats du dernier Baromètre de confiance Edelman (un sondage mené auprès de 33 000 personnes à l’échelle mondiale), soit que ce sont les entreprises qui inspirent maintenant le plus confiance – devant les gouvernements, les médias et les organisations religieuses – et représentent la seule institution que l’on peut qualifier à la fois d’éthique et de compétente. Ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. La confiance dans toutes les institutions est importante pour le bon fonctionnement des marchés et de l’économie, ainsi que de la société. Au sortir de la crise, les entreprises devront redoubler d’efforts pour aider ces institutions à se fortifier, si un nouveau type de capitalisme des parties prenantes doit perdurer.

L’heure des choix en période d’argent bon marché

La crise de la COVID-19 a suscité un nouvel engouement à l’égard des théories de John Maynard Keynes sur les dépenses publiques. Peut-il en être de même pour le principe de destruction créatrice d’un autre grand économiste des années 1930, Joseph Schumpeter ? Les gouvernements et les entreprises devront bientôt faire face aux conséquences économiques durables de la pandémie et distinguer parmi les secteurs ceux qui ont une chance de renaître. Le marché boursier récompense les efforts des sociétés à l’avant-plan des changements, mais il en va autrement pour les gouvernements. Le renouveau peut être risqué sur le plan politique. Dommage, car ils pourraient récolter le fruit des initiatives fructueuses de transformation de leur pays. En 2020, bon nombre de ces gouvernements s’en sont sortis en desserrant les cordons de la bourse dans l’ensemble des secteurs économiques. Or, en 2021, ils devront se montrer plus sélectifs et mesurer toute l’importance de la faiblesse des taux d’intérêt – une marée montante capable de soulever tous les bateaux, même ceux qui prennent l’eau. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, s’est dit préoccupé par l’importance démesurée que les décideurs politiques accordent aux liquidités comparativement à la solvabilité. Kewsong Lee, chef de la direction de Carlyle, s’est montré moins diplomate en demandant aux décideurs s’ils maintenaient en vie des « sociétés zombies ». Pour sa part, David Solomon, PDG de Goldman Sachs, a soutenu que les marchés ont tendance à séparer naturellement le bon du mauvais. Les gouvernements devront faire preuve de discipline pour savoir quand laisser jouer les forces de la théorie schumpétérienne.

Un nouveau dilemme social : discours ou portée ?

L’assaut contre le Capitole le 6 janvier – et ce que l’événement a révélé sur les médias sociaux et la démocratie – a hanté la réunion virtuelle. Les dirigeants de grandes sociétés de technologie nous ont assuré qu’ils avaient, dans la majorité des cas, une longueur d’avance sur les émeutiers. Susan Wojcicki, chef de la direction de YouTube, a expliqué comment sa plateforme utilise l’intelligence artificielle et les robots pour retirer chaque jour des milliers de vidéos trompeuses ou offensantes, habituellement avant un visionnement massif. Le propriétaire de YouTube, Google, vient d’ouvrir un deuxième centre de génie de la sécurité afin d’accroître la surveillance humaine. Les plateformes sont à juste titre préoccupées par l’étouffement de la liberté d’expression, en particulier en temps de pandémie où tant de propos doivent être exprimés et partagés. Mais comme l’ont souligné de nombreux dirigeants des secteurs des médias et de la publicité, le problème n’est pas seulement le contenu, mais aussi la portée de celui-ci. En effet, les plateformes utilisent des algorithmes pour amplifier la portée de différents types de contenu, et la plupart d’entre nous ignorent leur fonctionnement. Les gouvernements doivent se pencher davantage sur la question, examiner ces algorithmes, légiférer en matière de discours néfastes et rendre les plateformes juridiquement responsables du contenu qu’elles abritent. Une nouvelle norme, la « conduite responsable », pourrait s’appliquer au secteur de la technologie, comme c’est le cas pour d’autres entreprises qui veillent au bien public. Une plus grande vigilance du public sera également nécessaire. Notre réussite collective, dans cette prochaine étape de la pandémie, pourrait donc dépendre du mot le plus important des années 2020 : la confiance.

 

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