En cette période de croissance de la demande en électricité et de forte concurrence autour des fonds visant à soutenir la décarbonation, le Canada fait face à un enjeu de taille.

Avec ses réseaux électriques à faibles émissions, le pays dispose d’une longueur d’avance, mais il devra beaucoup investir s’il veut étoffer une infrastructure fiable propice aux activités industrielles non polluantes.

Alors que la course à la carboneutralité s’accélère, l’Inflation Reduction Act (IRA) promulgué par les États-Unis constitue un catalyseur essentiel – les mesures incitatives, qui se chiffrent en milliards de dollars, vont permettre au Canada de tirer un profit supplémentaire de la transition énergétique, mais l’IRA impose par ailleurs à Ottawa, aux provinces et au secteur de l’électricité de s’engager davantage. Un réseau canadien vert et beaucoup plus étoffé jouerait le rôle de tremplin pour les nouveaux marchés de l’énergie.

La semaine dernière, le gouvernement fédéral, qui entend relever le défi, a dévoilé son très attendu Règlement sur l’électricité propre (REP), qui trace la voie plus ou moins directe vers un réseau électrique carboneutre à compter de 2035.

Après avoir exigé des réseaux sans émissions, Ottawa a adouci le ton, pris en compte les besoins particuliers de chaque province et admis la difficulté de la tâche consistant à assurer la transition énergétique tout en maintenant le coût abordable de l’électricité et la fiabilité du service. Le gouvernement reconnaît que le pays a besoin de toutes les sources d’énergie dont il dispose pour bâtir une infrastructure fiable, mais il entend prévoir des garde-fou pour que les nouveaux investissements se fassent en faveur des sources les moins polluantes.

Si Ottawa et les provinces ne s’entendaient pas jusqu’ici sur le rôle que jouera le gaz naturel à faibles émissions, le gouvernement est désormais plus clair. Sous sa forme actuelle, le REP offre une certaine latitude, mais il est entendu que la production d’électricité par le Canada devra être carboneutre 15 ans plus tôt que les autres secteurs de l’économie.

Sur le plan de la crédibilité du pays, le Règlement va jouer un rôle déterminant. Seul un bouquet diversifié (centrales au gaz avec capture du carbone, énergie nucléaire, hydroélectricité, énergies renouvelables) permettra de répondre à la demande, qui ne fait que croître. Les bailleurs de fonds seront d’autant plus portés à investir dans les nouveaux secteurs (chaînes d’approvisionnement liées aux véhicules électriques, exploitation minière durable, etc.).

Il appartient maintenant aux provinces d’adopter le Règlement. Le gouvernement fédéral entendra leurs commentaires jusqu’en novembre 2023. La version définitive du REP devrait être publiée d’ici 2024.

Certaines provinces auront du mal à atteindre la carboneutralité d’ici 2035

Émissions de GES dues au secteur de l’électricité

Province ou territoireÉmissions de GES des réseaux
électriques (en mégatonnes)
Part des réseaux dans les
émissions totales de la région
Part de l’électricité propre
ou renouvelable (%)
Colombie-Britannique0,4197,5
Alberta32,71315,1
Saskatchewan13,92114,1
Manitoba0099,8
Ontario3,7292,3
Quebec0,3099,7
Nouveau-Brunswick3,52873,4
Nouvelle-Écosse6,34326,6
Île-du-Prince-Édouard0099,3
Terre-Neuve-et-Labrador11097,8
Yukon0,1972,8
Territoires du Nord-Ouest0,1468,7
Nunavut0,2250,2
Canada62,1982,6

Source: Environnement et Changement climatique Canada, Régie de l’énergie du Canada, Institut d’action climatique RBC

La Place Du Gaz Naturel

Les consultations auxquelles le REP a donné lieu l’an dernier ont suscité des tensions entre Ottawa et les provinces qui dépendent des énergies fossiles, comme l’Alberta, qui vient d’annoncer un moratoire de six mois sur les projets concernant les énergies renouvelables. D’autres provinces qui misent sur le gaz (Saskatchewan, Ontario et Nouvelle-Écosse) se disent également préoccupées.

Les producteurs d’électricité se demandent si, avec le recours accru à l’énergie éolienne ou solaire, il sera toujours possible de répondre à la demande sans que des pannes se produisent. En Ontario, la Société indépendante d’exploitation du réseau d’électricité (SIERE) relève que 40 % des épisodes météorologiques pouvant affecter la production à partir de sources renouvelables sont d’une durée supérieure à celle du stockage de l’électricité dans les batteries. L’augmentation de la demande en électricité et du coût des solutions telles que le stockage et les centrales nucléaires renforce la position des producteurs de gaz.

La flexibilité relative des règles proposées devrait toutefois permettre de rassurer les acteurs et de ne pas retirer entièrement son rôle au gaz naturel :

  • Les unités de production d’au moins 25 mégawatts (MW) raccordées au réseau à compter de 2035 ne devront pas dépasser le seuil annuel de 30 tonnes de CO2 par gigawattheure (GWh) d’électricité produite (une centrale au gaz classique en émet de 400 à 500 tonnes par GWh).
  • Aux fins des exigences de fiabilité, les turbines à gaz d’appoint non modifiées pourront fonctionner 5 % du temps sans respecter la norme sur les émissions. Ottawa a envisagé une plage plus longue, mais les coûts ne diminueraient alors que de 2 %, alors que les émissions augmenteraient.
  • Pour les turbines à gaz en service avant 2025, les émissions seront non plafonnées pendant 20 ans (cette concession ne s’appliquera probablement pas aux turbines qui ne sont pas encore sur la planche à dessin, puisqu’elles ne pourront entrer en service avant 2025).
  • Les exploitants de centrales au gaz qui installeront des dispositifs de capture du carbone pourront demander une dérogation : leurs émissions annuelles moyennes pourront atteindre 40 tonnes/GWh pendant les 7 années suivant la mise en service du dispositif.
  • Le REP ne s’appliquerait pas à l’électricité produite hors réseau (pour des fins particulières), ni aux émissions associées à la composante thermique des équipements produisant à la fois de la chaleur et de l’électricité (comme ceux utilisés par l’industrie des sables bitumineux). Ces émissions continueront en effet de faire l’objet de la taxe carbone imposée aux grands émetteurs.

Toutes ces dispositions donneront à l’Alberta et à la Saskatchewan la latitude nécessaire pour réduire leur dépendance aux énergies fossiles. Des incitatifs sont cependant prévus pour amener les provinces à se passer graduellement du gaz naturel.

Les Provinces Prennent Le Relais

Selon nous, le gouvernement a fait d’importantes concessions aux provinces et aux industriels sans vider de sa substance un règlement qui devrait influer fortement sur le rôle des centrales au gaz non équipées de dispositifs de réduction des émissions.

Le seuil des 5 % imposé aux unités d’appoint est sévère (bien des centrales de pointe fonctionnent au-delà), mais la transition vers le gaz (comme en Alberta, qui commence à transformer ses centrales au charbon) sera autorisée pendant au moins 20 ans, ce qui devrait permettre aux exploitants d’amortir l’investissement.

Là où la séquestration de carbone ne pourra se faire, il sera difficile de mettre en service de nouvelles centrales de base au gaz. Si le Règlement entre en vigueur sous la forme proposée, il est peu probable qu’on en construise dans l’est du Canada sans une sérieuse stratégie de capture et de séquestration du carbone, et sans étude des possibilités de stockage. Le modèle prôné par le gouvernement fédéral offre en effet peu de possibilités d’émissions dans le cadre réglementaire à venir, même si l’on tient compte des concessions accordées aux centrales d’appoint : après 2035, la part du gaz naturel dans la production canadienne d’électricité devrait être comprise entre 0,5 % et 1 %.

La réglementation et les crédits d’impôt à l’investissement prévus dans le budget de 2023 devraient faciliter la transition.

En prélude à l’annonce d’une stratégie sur l’électricité propre, Ottawa a laissé entendre que les fonds fédéraux seraient réservés aux provinces qui prendront des mesures concrètes visant à la carboneutralité.

Les gouvernements provinciaux devront probablement s’engager publiquement en faveur des objectifs de carboneutralité 2035 et commencer à réduire les émissions dans les autres secteurs. La transition sera d’autant plus rapide que les provinces faciliteront la délivrance des permis nécessaires à la mise en œuvre des lignes de transport, des projets de stockage d’électricité et des équipements de capture du carbone.

Collaborateurs :

Auteur principal : Colin Guldimann, premier économiste

Institut d’action climatique RBC
Myha Truong-Regan, cheffe, Recherche climatique
Yadullah Hussain, directeur de rédaction
Shiplu Talukder, spécialiste, Publication numérique
Caprice Biasoni, graphiste spécialisée

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