Les décideurs des villes canadiennes affichant la plus forte croissance devront composer avec un triple défi au cours de la prochaine décennie : bâtir des infrastructures pour une population sans cesse grandissante, continuer de réduire les émissions de gaz à effet de serre et veiller à ce que ces deux impératifs n’aient pas de répercussions sur le financement municipal.
Dans ce contexte, les municipalités installent de plus en plus de systèmes de chauffage urbain carboneutres, à faibles émissions de carbone et autres systèmes énergétiques urbains en général dans le cadre de leurs efforts pour s’attaquer au triple défi que représentent la croissance, le climat et l’équilibre budgétaire. Selon nos recherches, les systèmes de quartier à faibles émissions de carbone peuvent permettre de réduire les émissions d’un peu plus du tiers dans les plus grandes villes canadiennes.
Le chauffage urbain : une solution permettant de régler plusieurs problèmes à la fois
Le chauffage urbain rend possible le chauffage à grande échelle d’un groupe d’immeubles au moyen d’une installation de chauffage central. Il ne s’agit toutefois pas d’une nouveauté au Canada. C’est en 1878 à London, une ville de taille moyenne dans le Sud-ouest de l’Ontario, que le premier système de chauffage central à la vapeur a été installé. Cette installation permettait aux entreprises du centre-ville de se chauffer grâce à un réseau sous-terrain de canalisations regroupant les différents immeubles. À mesure que le gaz naturel devenait de plus en plus accessible comme solution de chauffage, les systèmes de chauffage de quartier en réseau ont perdu graduellement la faveur du public.
Avec la ratification par le Canada en 2016 de l’Accord de Paris—un traité international ayant force exécutoire et portant sur les changements climatiques—les municipalités ont dû trouver d’autres façons que le gaz naturel pour chauffer leurs locaux tout en continuant de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Et de plus en plus, c’est vers les systèmes de chauffage urbain qu’elles se tournent. Ces nouveaux systèmes sont conçus pour être carboneutres ou à faibles émissions de carbone, en plus de profiter des matières premières à faibles émissions de carbone les plus abordables à proximité de l’installation de chauffage central. Parmi les matières premières les plus couramment utilisées, mentionnons les eaux usées chaudes récupérées, comme celles provenant des douches et des lave-vaisselles, les sources de chaleur situées sous terre jusqu’à 350 mètres de profondeur et la biomasse, par exemple les copeaux de bois et les déchets végétaux. Les thermopompes et les échangeurs thermiques, qui fonctionnent à l’électricité, permettent d’acheminer la chaleur produite par l’installation centrale aux immeubles faisant partie du réseau de chauffage.
Les impératifs climatiques
Les immeubles représentent la troisième plus importante source d’émissions au pays et la première en importance à l’échelle municipale, où ils comptent pour 50 à 60 % de toutes les émissions.1
Le problème avec les infrastructures physiques des immeubles, c’est qu’elles reposent dans certains cas sur des ententes dont la durée peut atteindre 60 ans. Les décisions prises aujourd’hui, tant sur le plan stratégique que politique, auront des répercussions à long terme pendant plus d’un demi-siècle sur la santé budgétaire et climatique de ces municipalités.
Les émissions intrinsèques, soit le carbone qu’on retrouve dans les matériaux de construction, sont plus difficiles à éliminer que les émissions liées à l’exploitation en raison de « l’écoprime » et de la difficulté d’avoir accès à des matériaux de construction à faibles émissions de carbone.
Au vu de cette contrainte, les municipalités se concentrent sur la réduction des émissions attribuables au chauffage des immeubles, qui représentent 65 % de toutes les émissions liées à l’exploitation. Un levier politique couramment utilisé est de mettre en chantier des immeubles écoénergétiques. Or, ces politiques ne tiennent pas compte d’un des facteurs les plus importants pour atteindre la carboneutralité, soit le remplacement du gaz naturel par des sources d’énergie sans carbone pour le chauffage des immeubles. L’objectif des politiques écoénergétiques est de réduire la consommation d’énergie et celui des politiques de décarbonation est de réduire les émissions, ce qui a entraîné la création d’un nouveau levier politique susceptible de répondre aux exigences des deux approches : l’installation de systèmes énergétiques carboneutres ou à faibles émissions de carbone.
En se basant sur l’analyse effectuée par la firme de consultation en ingénierie RWDI pour le compte de l’Alliance climatique pour des bâtiments intelligents, l’Institut d’action climatique estime que les émissions du secteur immobilier provenant des principales villes canadiennes pourraient être réduites d’au moins 36 % par année si 27 % de tous les espaces habitables nouvellement construits étaient reliés à un système de chauffage urbain alimenté par des sources d’énergie carboneutres ou à faibles émissions de carbone.2 C’est 4,5 fois plus élevé que le taux de décarbonation actuel du secteur de l’électricité, qui affiche déjà depuis plusieurs années le taux de diminution le plus rapide au chapitre des émissions au Canada.3
Les impératifs budgétaires
La réparation et l’entretien des infrastructures municipales coûtent une fortune. Dans son dernier rapport, la Fédération canadienne des municipalités estime qu’il en coûterait 170 milliards de dollars aux administrations locales à l’échelle du pays pour réparer les infrastructures existantes, soit un montant 217 plus élevé que le budget d’investissement de la ville de Vancouver pour 2024.4
Les taxes foncières, qui à l’origine devaient être consacrées au financement des infrastructures et des services collectifs (p. ex., services d’incendie, routes et parcs), ont évolué et servent depuis les années 90 à financer des infrastructures qui ne profitent qu’à une partie des ménages et entreprises d’une collectivité. La tendance actuelle visant le partage du coût des intérêts privés, la difficulté d’accroître les bénéfices, les exigences législatives en matière d’équilibre budgétaire et les limites relatives aux émissions de titres de créance publics ont toutes contribué aux importants retards dans la réparation des infrastructures existantes.
Compte tenu des défis structurels au sein du financement municipal et des coûts en capital et d’exploitation élevés associés aux infrastructures vertes, les municipalités sont à la recherche d’outils budgétaires leur permettant de transférer les coûts des contribuables aux usagers. La privatisation des coûts associés aux services publics est vue de plus en plus comme une solution potentielle. Jusqu’à maintenant, la distribution d’énergie carboneutre ou à faibles émissions de carbone pour le chauffage par l’entremise de la création de systèmes énergétiques urbains représente la meilleure application de cette pratique.
Les systèmes de chauffage urbain, une sous-catégorie des systèmes énergétiques urbains, ont trois avantages importants pour les municipalités. Ils facilitent la création de réseaux de chauffage carboneutres ou à faibles émissions de carbone, ils jouent un rôle primordial dans l’accélération de la décarbonation des immeubles et ils ne viennent pas miner le financement municipal. Les systèmes de chauffage urbain, s’ils appartiennent à la municipalité, peuvent lui procurer un nouveau flux de revenus substantiel qu’elle peut ensuite utiliser sans devoir passer de nouvelles lois.5 Les revenus générés par l’immeuble proviennent en partie d’un coût variable basé sur la consommation de chauffage, mais également d’un coût fixe déterminé en fonction de la capacité requise pour chauffer l’immeuble.
Pour que ces trois avantages se concrétisent, il est essentiel d’avoir un modèle d’affaires prévoyant la récupération complète des coûts sur une période de 30 ans jumelé à des exigences réglementaires en vertu desquelles tous les immeubles doivent être reliés au système de chauffage.6 Les propriétaires du système encourent le risque initial sur le capital lié à la conception à la construction de l’infrastructure. Les coûts en capital et d’exploitation sont directement transférés aux usagers lors de la mise en service du système. En échange des risques asymétriques encourus au début du projet, les propriétaires du système bénéficient d’un flux de revenus stable, prévisible et à l’abri des récessions pendant 30 ans.
Favoriser l’adoption et en accélérer le rythme
Jusqu’à maintenant, ce sont d’abord et avant tout les forces du marché qui ont conduit à l’installation de systèmes de chauffage urbain. Les cinq politiques suivantes inspirées de l’offre et de la demande peuvent favoriser l’adoption de ces systèmes et en accélérer le rythme si elles sont mises en œuvre dans le cadre des plans officiels et secondaires des municipalités, des dispositions légales et des plans stratégiques sur le climat.
- Politique n° 1 : Rendre obligatoire la connexion au réseau au moyen de dispositions légales
La vague actuelle de nouveaux systèmes de chauffage urbain à faibles émissions de carbone s’explique par le désir des promoteurs immobiliers de décarboner leurs aménagements de zone verte dotés d’un plan d’urbanisme. Comme ces projets sont dénués d’infrastructures et de connexions aux services publics, ils sont d’excellents candidats pour l’installation de systèmes de chauffage urbain. Contrairement aux autres projets immobiliers, ces nouvelles initiatives offrent aux promoteurs immobiliers toute la latitude nécessaire pour choisir et mettre en place les sources d’énergie efficientes et respectueuses du climat qui répondent le mieux à leurs besoins dans le cadre de leurs projets.
Des systèmes de chauffage urbain ont également été installés dans certains aménagements en zone de friche, comme le réaménagement du quartier False Creek à Vancouver. Dans le cas des aménagements en zone de friche, les systèmes de chauffage urbain entrent toutefois en compétition avec le gaz naturel. Le fait d’introduire des dispositions légales qui obligent les promoteurs immobiliers à relier leurs immeubles aux systèmes de chauffage urbain existants, les empêchant par le fait même de choisir le type de connexion à un système de chauffage qu’ils installent dans leurs projets, peut aider à répondre à la demande. De telles dispositions légales rendant obligatoire la connexion au réseau sont couramment utilisées à Vancouver et dans la vallée du bas Fraser, en Colombie-Britannique.
- Politique n° 2 : Promouvoir l’intégration des nouveaux projets à un système de chauffage urbain
Les systèmes de chauffage urbain offrent une rentabilité maximale lorsqu’ils sont installés dans un projet immobilier à haute densité et à vocation mixte, où les coûts peuvent être répartis sur un grand nombre d’immeubles. L’aspect relatif à la vocation mixte est important, car la demande en chauffage varie davantage pendant la journée en raison des différents profils de consommation des immeubles résidentiels et commerciaux. Les fluctuations des pointes de consommation sont importantes, car elles permettent de réduire la taille du système et de minimiser les coûts d’exploitation. Il est ainsi possible d’installer un système de moindre envergure capable de répondre à la demande totale et à la demande de pointe ; quant aux coûts d’exploitation de pointe, ils sont moins élevés, car la consommation est répartie.
Le fait d’inclure ces politiques dans les plans officiels et secondaires, et de préciser les conditions pour lesquelles les systèmes énergétiques urbains doivent être envisagés, contribueront à leur adoption et à leur rentabilité. Le plan officiel de la ville de Toronto comporte plusieurs politiques exigeant des promoteurs qu’ils envisagent d’installer des systèmes énergétiques urbains lorsqu’ils planifient le développement d’un nouveau quartier, ou encore lorsque leurs projets immobiliers se trouvent dans un secteur dont le zonage est mixte.
- Politique n° 3 : Reconnaître et récompenser les constructeurs qui adoptent les bonnes pratiques
De plus en plus de municipalités incluent des stratégies carboneutres et des objectifs de réduction des émissions à leur cadre d’établissement des objectifs et à leurs exigences en matière de conception et de rendement des bâtiments, comme le programme Toronto Green Standard de la ville de Toronto. Ces cadres mettent en lumière les avantages environnementaux des systèmes énergétiques urbains à faibles émissions de carbone, y compris les systèmes de chauffage urbain. Les municipalités peuvent récompenser les promoteurs qui envisagent d’installer des systèmes à faibles émissions de carbone en remboursant une partie des coûts de développement ou en accélérant l’évaluation de leurs demandes d’aménagement.
- Politique n° 4 : Élaborer un plan stratégique énergétique
Les municipalités se sont également dotées de plans d’énergie municipaux, comme ceux adoptés par les villes de Guelph et Edmonton, pour réduire leurs émissions. Le fait d’identifier l’emplacement d’un éventuel système énergétique urbain peut contribuer à son adoption. Ils peuvent servir à attirer les promoteurs qui souhaitent intégrer à leurs projets des systèmes énergétiques urbains clé en main. C’était d’ailleurs la stratégie de la ville de Guelph lorsqu’elle a élaboré son plan stratégique énergétique en 2014. Le plan indiquait dix pôles situés dans les limites de Guelph où la ville installerait des systèmes énergétiques urbains, de même que le type de projet immobilier prévu pour chacun de ces pôles.
- Politique n° 5 : Encourager la construction d’immeubles compatibles avec le chauffage urbain
Un autre levier politique permettant de stimuler de façon proactive la demande future consiste à exiger des promoteurs immobiliers qu’ils bâtissent des immeubles compatibles avec les systèmes énergétiques urbains. En vertu de ces politiques, les promoteurs installent les équipements nécessaires dans leurs immeubles afin que ceux-ci puissent être reliés à un éventuel système énergétique urbain.
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Pour en savoir plus, allez à rbc.com/climat.
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Collaborateurs :
Auteure principale : Myha Truong-Regan, cheffe, Recherche climatique, Institut d’action climatique RBC
Yadullah Hussain, directeur de rédaction, Institut d’action climatique RBC
Shiplu Talukder, spécialiste, Publication numérique
Caprice Biasoni, graphiste spécialisée
- Les immeubles ont émis 89 mégatonnes de carbone en 2022.
- Ces estimations sont fondées sur les ratios de connectivité par chauffage urbain suivants en fonction du type d’immeuble et de l’espace habitable pour les nouvelles constructions occupées entre 2024 et 2030 : 50 % pour les immeubles commerciaux et institutionnels ; 25 % pour les immeubles multirésidentiels ; 10 % pour les habitations individuelles et contiguës. Il sera possible de réaliser des économies annuelles à partir de 2030.
- Le secteur de l’électricité affichait un taux annuel de réduction des gaz à effet de serre de 8 % entre 2020 et 2022.
- Faire de la croissance du Canada un succès : Pour la création d’un cadre de croissance municipale.
- Selon la taille du système et la consommation de chauffage, un système de chauffage urbain peut dégager des profits équivalents à 15 % des revenus de la municipalité provenant des taxes foncières.
- Tous les constructeurs doivent offrir les services publics dans leurs immeubles. En l’absence de réglementation à ce sujet et de cibles de réduction des émissions liées aux critères ESG, les constructeurs ont le choix entre l’électricité et le gaz naturel comme source d’énergie pour le système de chauffage. En raison de leur taille, les systèmes énergétiques urbains permettent de récupérer certaines formes de chaleur, ce qui ne serait pas rentable pour un seul immeuble.
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