Brad Katsuyama n'est peut-être pas un révolutionnaire, mais cet ancien négociateur de RBC, plutôt modeste, lance à certains des acteurs les plus puissants de Wall Street le pari suivant : rendre les marchés boursiers plus équitables.

Il est chef de la direction de IEX, une nouvelle bourse de valeurs qui se démarque d’acteurs bien établis comme le NASDAQ et la Bourse de New York (NYSE) en ralentissant la transmission des ordres.

À RBC, M. Katsuyama a découvert que les négociateurs à haute fréquence dépouillaient les marchés de plusieurs milliards de dollars, utilisant des connexions Internet ultrarapides pour transmettre des ordres d’achat ou de vente à d’importantes bourses avant tout le monde et manipuler les marchés à leur avantage.

Voilà pourquoi tous négocient à la même vitesse à IEX. Chacun des ordres passe par un câble à fibres optiques embobiné d’une soixantaine de kilomètres assurant un débit convenable – tout de même évalué en millionièmes de seconde – afin de maîtriser les pires aspects de l’exécution informatisée d’opérations par anticipation sans entraver le flux des ordres.

La mission que s’est donnée M. Katsuyama, soit celle de mettre au jour les pratiques les plus conflictuelles en matière de change et de négociation à haute fréquence, est décrite dans Flash Boys, un livre à succès de Michael Lewis, paru en 2014. Depuis, son entreprise a réussi à obtenir de la Securities and Exchange Commission l’autorisation d’exercer ses activités à titre de bourse à part entière.

Lors de deux événements organisés par RBC ce mois-ci, M. Katsuyama a parlé de la difficulté de changer les choses dans un marché inégal, de la façon dont les initiés et les tiers peuvent collaborer en ce sens et des relations avec les autorités de réglementation. Il a aussi souligné que la sensibilisation est l’argument de vente le plus puissant. Voici quelques points saillants.

Les opérateurs en place : un obstacle

Les bourses de valeurs sont des sociétés privées à but lucratif, et il est dans leur intérêt de réaliser des profits en offrant un accès privilégié aux négociateurs à haute fréquence et à quiconque est prêt à payer pour un tel accès.

Certains négociateurs utilisent cet accès pour en tirer un bénéfice : ils flairent les ordres importants et se précipitent pour acheter les titres disponibles avant même que l’ordre initial ne puisse être exécuté. Le tout se déroule en quelques microsecondes, ce qui dépasse largement la capacité de réaction de tout être humain. Pour les ordinateurs cependant, la tâche est insignifiante.

M. Katsuyama, ancien stagiaire d’été à RBC et diplômé de l’Université Wilfrid-Laurier, a reconnu l’existence d’un problème du temps où il travaillait dans les bureaux de négociation de RBC à New York, au milieu des années 2000.

Lorsqu’il tentait d’acheter une quantité importante de titres, l’ordre n’était pas encore exécuté que le cours avait augmenté. Quelques années d’investigation plus tard, il s’est rendu compte que les négociateurs à haute fréquence se servaient de leurs technologies haute vitesse pour devancer ses ordres et tenter par la suite de lui revendre les actions à un cours plus élevé. Et les bourses étaient non seulement impuissantes face à ces combines, mais elles en étaient aussi les complices – après tout, ces mêmes négociateurs à haute fréquence leur versaient des millions de dollars pour pouvoir tirer profit d’une telle vitesse de transmission.

M. Katsuyama et les membres d’un petit groupe à RBC ont créé THOR, un système d’acheminement des ordres qui permet aux acheteurs de conserver une avance sur les opérateurs faisant appel à la stratégie d’anticipation. Il a quitté son emploi à la banque en 2012 pour fonder IEX.

« Nous nous sommes dit : “Pourquoi ne pas créer une bourse de valeurs qui n’offre pas de tels avantages ? » », relate-t-il.

Après son départ de RBC, l’idée de M. Katsuyama a pris forme, et IEX – et sa stratégie de ralentissement – a vu le jour.

« Pour nous, ralentir la transmission des ordres visait à mettre le plus de gens possible sur un pied d’égalité », dit-il.

Les initiés : des perturbateurs

On tend à voir les perturbations comme provenant de sources extérieures, où de tierces personnes amènent de nouvelles idées susceptibles de déstabiliser un secteur bien établi. Selon M. Katsuyama, cependant, les connaissances d’un initié jouent un rôle clé dans le processus.

Steve Jobs connaissait déjà les technologies destinées aux consommateurs quand il a créé le iPhone. Un des fondateurs de Netflix était un entrepreneur chevronné dans le domaine des logiciels, tandis que l’autre avait une vaste expérience dans la vente par correspondance. Avant de fonder Amazon.com, Jeff Bezos a exercé diverses activités liées à Internet, comme l’exécution d’opérations financières à l’étranger et la prestation de services clientèle en ligne.

« Il faut avoir été confronté au problème qu’on cherche à résoudre, souligne M. Katsuyama. Cette expérience nous sert en période de turbulence et de remise en question. »

M. Katsuyama hésite à dire que le marché est manipulé. Il affirme toutefois que ce système privilégie injustement les négociateurs à haute fréquence qui agissent plus rapidement que les autres investisseurs.

« Plusieurs milliards de dollars sont détournés rien que dans le secteur des fonds de pension et des fonds communs de placement, ajoute-t-il. Du tort est causé à grande échelle, alors que les bénéfices vont à une poignée de personnes. »

Selon lui, seule une personne possédant les connaissances d’un initié aurait pu découvrir le problème.

« Les perturbations dans le secteur financier viendront des gens qui y travaillent », indique M. Katsuyama.

Les autorités de réglementation : des alliées

Sur le plan des perturbations, les autorités de réglementation sont souvent les meilleures alliées des opérateurs.

« L’encadrement des autorités les rend moins vulnérables aux perturbations », précise M. Katsuyama.

Aucun ne connaît mieux la structure réglementaire complexe de la négociation d’actions que les opérateurs sous réglementation, qui peuvent se servir de ces connaissances comme d’un avantage concurrentiel pour tenir à l’écart les nouveaux venus qui se butent au maquis des règles et exigences.

IEX a commencé à exercer des activités comme système de négociation parallèle en 2014, et s’est adressée peu après à la SEC afin de mener ses activités en tant que bourse.

M. Katsuyama affirme que la demande d’IEX a suscité plus de commentaires à la SEC que l’ensemble des demandes d’accréditation présentées à l’organisme de réglementation depuis sa création.

Les grandes bourses se sont farouchement opposées à l’arrivée d’IEX dans le secteur. Le chef de l’entreprise propriétaire de la Bourse de New York a même qualifié IEX d’« anti-américaine ». Des membres du public s’en sont aussi mêlés ; ils ont appuyé IEX et son objectif de placer tous les investisseurs sur un pied d’égalité.

Quand on demande à M. Katsuyama l’une des raisons pour lesquelles Flash Boys l’a rendu célèbre dans le milieu de la négociation, il répond qu’il a participé à la préparation du livre parce qu’il savait que son auteur allait faire honneur à son témoignage et permettrait de sensibiliser un public beaucoup plus large à ces pratiques déloyales.

IEX a été accréditée en juin 2016 et a commencé à exécuter des opérations le 2 septembre.

Les clients : un défi

L’argumentaire de M. Katsuyama concernant IEX n’en est pas vraiment un. Il indique tout simplement aux chefs de direction comment le marché fonctionne et comment les négociateurs peuvent agir plus rapidement que les acheteurs. Et après un entretien d’une heure, dit-il, on le convie souvent à une deuxième rencontre.

Selon lui, de nombreux dirigeants ignorent tout du monde moderne de la négociation, où des ordinateurs toujours sous tension, des plateformes de négociation opaques et des plateformes privées ont créé un marché complexe et interconnecté quasi invisible.

« Il s’agit plus de présenter les faits tels qu’ils sont qu’un argumentaire, explique-t-il. Plusieurs des dirigeants de grandes sociétés que je rencontre ignorent que 85 % de leurs actions sont négociées ailleurs qu’à la Bourse de New York. »

En devançant les autres investisseurs, les négociateurs à haute fréquence grugent chaque fois une infime partie de l’opération. Comme des milliards d’opérations sont effectués chaque jour sur le marché, ces petits gains finissent pas représenter une somme énorme que M. Katsuyama compare à une taxe prélevée auprès de chaque entreprise cotée en bourse.

« Les gens ne devraient pas être des experts du marché boursier pour avoir la conviction que celui-ci est équitable et qu’il est conçu pour servir leurs intérêts, soutient-il. Nous espérons rétablir cette confiance à l’égard du marché. »

Le plan d’affaires : un principe

Rétablir la confiance des investisseurs est nettement plus qu’une simple proposition d’affaires pour M. Katsuyama. Il affirme qu’IEX a été visée par quelques offres d’achat, mais ajoute que vendre son entreprise uniquement pour s’enrichir irait à l’encontre de ses principes.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne croit pas au capitalisme.

« Pour nous, il s’agit avant tout d’une mission, mais nous n’allons pas non plus bouder le fait que, selon nous, il y a une occasion à saisir », dit-il.

C’était d’ailleurs l’un des arguments de M. Katsuyama à la SEC : au lieu des mesures réglementaires pour contrer la stratégie prédatrice des négociateurs à haute fréquence, IEX représentait une solution de libre marché au problème.

M. Katsuyama a noté qu’avant même que sa bourse n’ouvre ses portes, l’entreprise était rentable depuis plus d’un an déjà.

Assurer la réussite d’une entreprise en démarrage est une tâche colossale. Remettre en question les idées reçues dans le secteur et affronter de puissants opérateurs posent aussi un défi. M. Katsuyama affirme s’être heurté à la résistance à de maintes reprises en raison de son adhésion au principe d’une négociation équitable.

« Beaucoup de gens de pouvoir ne m’aiment pas, conclut-il. J’essaie toujours de désamorcer la controverse et insistant sur l’existence du problème. Je le prends comme un négociateur. Et cela me procure la détermination nécessaire pour continuer de me battre. »

John Stackhouse est un auteur à succès et l’un des grands spécialistes en matière d’innovation et de perturbations économiques au Canada. À titre de premier vice-président, Bureau du chef de la direction, il dirige la recherche et exerce un leadership avisé concernant les changements économiques, technologiques et sociaux. Auparavant, il a été rédacteur en chef du Globe and Mail et éditeur du cahier « Report on Business. » Il est agrégé supérieur de l’institut C.D. Howe et de la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto, en plus de siéger aux conseils d’administration de l’Université Queen’s, de la Fondation Aga Khan Canada et de la Literary Review of Canada. Dans son dernier livre, « Planet Canada: How Our Expats Are Shaping the Future », il aborde la ressource inexploitée que représentent les millions de Canadiens qui ne vivent pas ici, mais qui exercent leur influence depuis l’étranger.

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