Il y aura 50 ans cet été que Jane Jacobs a quitté les États-Unis pour s'établir au Canada. Elle quittait New York à la fois pour fuir le climat politique américain, alors fortement marqué par les divisions, et parce qu'elle était attirée par Toronto et par le caractère inclusif des villes canadiennes.
Cinq décennies plus tard, en 2018, un autre intellectuel influent des États-Unis, Dan Doctoroff, entend se joindre à une nouvelle révolution urbaine à Toronto – une révolution qui, cette fois, prend source dans les données plutôt que dans les divisions.
M. Doctoroff ne voudrait sûrement pas être comparé à Mme Jacobs, qui a acquis sa réputation par ses écrits et son activisme. En tant qu’entrepreneur et leader du monde des affaires, il serait toutefois d’accord avec elle sur la nécessité de planifier les villes de l’avenir en misant sur la durabilité de leurs quartiers.
Ex-maire adjoint de New York, M. Doctoroff a contribué à la renaissance de cette ville après les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Il est aujourd’hui chef de la direction de Sidewalk Labs, une entreprise qu’il a créée avec Larry Page, cofondateur de Google, afin de transformer radicalement notre façon de concevoir les villes.
S’intéressant maintenant à Toronto, Sidewalk Labs vient d’être retenue pour y construire Quayside, site d’une collectivité qui occupera douze acres dans le secteur riverain du centre-ville. Il s’agira d’un véritable laboratoire urbain où vivront, travailleront et joueront jusqu’à 5 000 personnes. L’entreprise s’appuiera sur la technologie pour abaisser au sein de cette collectivité le coût financier, environnemental et affectif de la vie urbaine.
« La convergence de diverses technologies rend possible une amélioration importante de la qualité de vie », déclare M. Doctoroff.
Nous voyons s’amorcer, selon lui, une quatrième révolution urbaine, après celles de la vapeur (qui nous a donné les trains et la ville interreliée), de l’électricité (qui a donné à la ville sa dimension verticale) et de l’automobile (qui a entraîné l’étalement urbain).
M. Doctoroff a pris la parole récemment lors d’une séance #LesInnovateursRBC, notre forum périodique sur l’innovation et la façon dont la technologie transforme notre mode de vie. Pour entendre l’ensemble de la conversation, écoutez la baladodiffusion sur iTunes ou sur SoundCloud.
Voici quelques-uns des points saillants de cette conversation :
1. S’il y a opposition entre les technologues et les urbanistes, nous sommes tous perdants
M. Doctoroff et son équipe de Sidewalk Labs ont étudié 150 projets de villes dites « intelligentes » lancés dans le monde entier, mais ils n’en ont trouvé aucun qui se soit avéré viable. La raison de ces échecs est simple : on n’a pas fait appel à l’élément humain. Trop de projets ont tenté d’imposer aux résidents un plan directeur (vision d’urbaniste) et des technologies maîtresses (vision de technicien), plutôt que de laisser les résidents expérimenter avec la technologie afin de voir ce qui en résulterait. « On ne peut pas planifier une ville dans ses moindres détails ; il faut que les gens puissent apporter une contribution par leur créativité, leur imagination et leurs idées. »
2. Il faut apprendre à voir la ville comme un nouveau téléphone intelligent
Le quartier Quayside constituera une plateforme que d’autres pourront continuer d’enrichir – et qui comportera des applis, des systèmes et des immeubles qui seront tous interreliés au sein d’une sorte de « quartier à code source libre ». « Ce qui rend le téléphone intelligent si révolutionnaire, dit M. Doctoroff, ce sont ses API relativement ouvertes dont les gens se servent partout dans le monde pour ajouter des caractéristiques et créer des choses que personne n’avait imaginées. C’est à cela que tient la puissance novatrice du téléphone intelligent. »
3. La diversité sera importante, et l’inclusion le sera encore plus
Toronto est réputée pour sa diversité. Toutefois, c’est son caractère inclusif qui a retenu l’attention de M. Doctoroff. L’harmonie règne entre les gens, et l’arrivée annuelle de 100 000 nouveaux habitants n’a entraîné aucune tension sociale perceptible. Cet aspect a été déterminant dans la décision de Sidewalk Labs de choisir Toronto, parmi les 51 villes nord-américaines envisagées, pour y lancer une initiative. « Les gens d’ici sont plus ouverts aux approches et aux idées nouvelles… Si Amazon voit ce que nous voyons ici, la lutte [pour l’obtention de son nouveau siège social par Toronto] ne devrait même pas être serrée. » La diversité définira la collectivité de Quayside, mais c’est son caractère inclusif qui en fera un modèle pertinent pour l’ensemble de la planète.
4. Éviter le piège du « palais numérique »
La diversité, c’est davantage que la multiplicité des origines. Pour être utile comme laboratoire, le quartier Quayside devra être un ensemble dynamique intégrant des tranches de revenu et des modes de vie divers. Autrement dit, il n’est pas question de créer un palais somptueux, mais coupé du monde, à l’intention des technologues. Par une fusion des notions de conception communautaire et de construction, on entend réduire le coût du logement afin de rendre le quartier très attrayant pour les familles à revenu moyen, et notamment pour celles des banlieues, explique M. Doctoroff. Celui-ci s’attend à ce qu’il en coûte de 15 % à 20 % moins cher pour vivre dans le quartier de Quayside plutôt qu’ailleurs dans la ville. « Dans le cas d’une famille ayant un revenu annuel de 80 000 $, une économie de 15 % équivaut à 12 000 $ par année – soit un changement substantiel dans la vie des gens. »
5. Mise en place d’un laboratoire de mobilité
Quayside priorise avant tout la mobilité. Il y aura uniquement des véhicules à conduite autonome, et l’on mettra l’accent sur le partage de véhicules et de vélos. De nouveaux concepts seront explorés au chapitre de la circulation des personnes : sentiers aux angles plus serrés (efficacité), chemins incurvés (esthétique), et largeur accrue des trottoirs et des allées (ouverture de l’espace). Selon M. Doctoroff, la conception de Quayside réduira l’empreinte des routes et des voies d’accès pour autos – qui occupent de 30 % à 40 % de la superficie des villes nord-américaines. « En récupérant cet espace, on peut doubler la superficie réservée aux espaces publics, de sorte qu’il y aura toujours un parc à quelques minutes de marche, quel que soit l’endroit où l’on se trouve. »
6. Un immense pas en avant sur le plan environnemental
M. Doctoroff désire créer « la première collectivité de la planète à avoir une incidence positive sur le climat ». Les améliorations toucheront d’abord les immeubles – qui sont très énergivores au Canada. Les eaux profondes du port de Toronto peuvent jouer le rôle de système de chauffage et de climatisation. De même, des arbres plantés en bordure de l’eau peuvent servir d’écran protégeant piétons et cyclistes contre les vents du lac. Enfin, des corridors de service souterrains permettront d’installer les fils électriques et les câbles à fibre optique alimentant le quartier, d’acheminer les stocks destinés aux commerces locaux et d’évacuer les déchets.
7. La protection de la vie privée demeure un défi capital
Trois principes directeurs protégeront la vie privée des résidents de Quayside, à savoir : des mesures de protection seront intégrées à tous les produits ; toutes les données recueillies seront utilisées pour améliorer la qualité de vie et non à des fins commerciales ; enfin, le processus d’élaboration des politiques sera fondé sur la transparence et la collaboration. Toronto se voir offrir l’occasion d’établir une « norme mondiale » en matière de protection de la vie privée, déclare M. Doctoroff.
8. Toronto en tant que carrefour mondial
M. Doctoroff considère ce projet comme une occasion d’attirer à
Toronto des penseurs urbains et des développeurs urbains du monde entier, et cela d’une façon que Jane Jacobs n’a pas entrevue. Si le projet Quayside donne les résultats espérés, il retiendra l’attention de nombreuses villes, que ce soit en Chine ou au Nigeria – et ceux qui auront contribué à sa création verront s’ouvrir pour eux un marché mondial. M. Doctoroff croit que le projet pourrait donner naissance à une sorte de Silicon Valley du domaine de la conception urbaine. « Une occasion extraordinaire s’offre à Toronto : celle de présenter au monde entier le modèle d’un nouveau mode de vie urbain – et de devenir le carrefour de l’innovation urbaine. »
John Stackhouse est un auteur à succès et l’un des grands spécialistes en matière d’innovation et de perturbations économiques au Canada. À titre de premier vice-président, Bureau du chef de la direction, il dirige la recherche et exerce un leadership avisé concernant les changements économiques, technologiques et sociaux. Auparavant, il a été rédacteur en chef du Globe and Mail et éditeur du cahier « Report on Business. » Il est agrégé supérieur de l’institut C.D. Howe et de la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto, en plus de siéger aux conseils d’administration de l’Université Queen’s, de la Fondation Aga Khan Canada et de la Literary Review of Canada. Dans son dernier livre, « Planet Canada: How Our Expats Are Shaping the Future », il aborde la ressource inexploitée que représentent les millions de Canadiens qui ne vivent pas ici, mais qui exercent leur influence depuis l’étranger.
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