Le Canada possède le plus long littoral au monde. Ses 243 000 km équivalent à neuf fois le tour de la terre.
L’ampleur du territoire joue un rôle essentiel dans l’économie canadienne : elle soutient 300 000 emplois et un vigoureux commerce extérieur, et ses secteurs du transport maritime, de produits alimentaires de la mer et de l’énergie contribuent 31,7 milliards de dollars par an au produit intérieur brut du pays.
Pourtant, son plus grand potentiel – son apport en puissance à la lutte contre les changements climatiques – reste largement inexploité.
En effet, le pouvoir de séquestration du carbone des océans n’est égalé par aucun autre secteur. Les océans absorbent 31 % des émissions mondiales de CO2 en capturant et stockant le « carbone bleu » par divers processus faisant intervenir les mangroves, les herbiers de zostères marines et les marais salési.
Les conséquences financières de cette ignorance s’alourdissent à mesure que de plus en plus de pays se lancent dans la cartographie de leurs fonds marins et dans le développement du marché du carbone bleu, qui en est à ses balbutiements. Les crédits de carbone bleu valent deux à trois fois les crédits de carbone classiques en raison d’un potentiel de séquestration nettement plus élevé et de services écosystémiques supplémentaires. Selon les premières estimations, le carbone bleu du Canada représente un marché de 3,5 milliards de dollars US.
La zostère et les marais salés
- La zostère est une espèce d’herbe aquatique que l’on trouve au large des côtes canadiennes de l’Atlantique, du Pacifique et de l’Arctique.
- La zostère favorise la biodiversité et constitue un habitat pour la faune marine comme les anguilles, les homards, les crabes et les morues. Contrairement à la laminaire ou aux algues, la zostère possède des racines et fleurit.
- Les marais salés, que l’on trouve tout le long du littoral canadien, constituent une zone de transition entre les milieux terrestres et marins et un tampon contre l’érosion côtière.
- Ils constituent un habitat essentiel pour diverses espèces végétales et animales.
Le grand défi de la cartographie canadienne
La réalisation de ce potentiel économique par la cartographie des fonds marins et des côtes pourrait apporter d’importants avantages intersectoriels : accroître la résilience des pêcheries, récompenser la conservation et améliorer la défense nationale. Il faudra toutefois surmonter les mêmes obstacles que ceux qui affectent la séquestration du carbone dans les sols : comment mesurer le carbone séquestré dans les écosystèmes côtiers et en faire la preuve.
Nos actifs les plus précieux en matière de carbone bleu
Bien que d’autres organismes marins, comme les macroalgues, puissent séquestrer et stocker le carbone, les zostères et les marais salés sont les actifs de carbone bleu les plus prometteurs dont nous disposons. Cela s’explique à la fois par l’importance de leur stock de carbone actuel et par les avantages immédiats que présentent leurs écosystèmes. Par le jeu de la chimie et du processus de photosynthèse des organismes marins, le dioxyde de carbone se dissout dans l’eau pour créer de l’acide carbonique, une forme de carbone qui ne s’extrait pas facilement des océans. La zostère (une plante marine dont les feuilles ressemblent à des rubans) peut stocker deux fois plus de carbone que les forêts terrestres, tandis que les marais salés peuvent séquestrer le carbone 11 fois plus efficacement que des prairies et environ 125 fois plus que des forêts.
Environ 90 % des herbiers de zostères du Canada atlantique ont été décimés depuis les années 1930. Et les marais salés de nombreuses régions côtières ont été convertis en terres agricoles ou ont été inondés pour faire place à des barrages hydroélectriques.
Actuellement, le marché mondial du carbone bleu – auquel participent des pays comme l’Australie, l’Indonésie, les Bahamas et bien d’autres encore – représente plus de 190 milliards de dollars US (81 millions de tonnes de carbone)ii. Malgré le potentiel du Canada à devenir le plus important participant de ce marché, notre présence demeurera négligeable sans une stratégie nationale en la matière.
Il faut agir maintenant. Voici trois étapes clés pour l’élaboration d’une stratégie canadienne en matière de carbone bleu :
Étape 1 :
Les communautés autochtones doivent prendre l’initiative
Pour qu’une stratégie sur le carbone bleu soit efficace, les communautés autochtones doivent être les principales parties prenantes de sa gestion. Un grand nombre des herbiers de zostères et des marais salés encore présents au Canada se trouvent dans ou près des collectivités autochtones et sont protégés pour des raisons d’alimentation et d’intégrité écologique. Les Cris, par exemple, protègent les zostères parce que les bernaches du Canada, qui constituent un élément essentiel de leur régime alimentaire, s’en nourrissent.
Les tâches telles que la cartographie et le suivi des stocks de carbone – essentielles pour les marchés de la compensation volontaire – peuvent être mieux organisées et menées par les communautés autochtones. Enfin, les programmes de carbone bleu peuvent constituer une nouvelle source de revenus pour ces groupes.
La technologie permettant de cartographier les écosystèmes et de mesurer la séquestration du carbone au Canada n’est pas efficace à l’heure actuelle. L’imagerie satellitaire et les drones peuvent être utiles dans certaines circonstances, mais contrairement aux régions tropicales où les eaux sont très claires, celles du littoral canadien sont trop troubles pour être cartographiées à l’aide de ces outils. L’imagerie hyperspectrale pourrait permettre de surmonter ces difficultés, mais les satellites commencent à peine à utiliser des capteurs dotés de telles capacités. L’approche la plus efficace, bien que longue, consiste à cartographier manuellement les sites. De nombreuses communautés autochtones du Canada ont déjà commencé à le faire. Il est nécessaire de financer le développement des aptitudes en science des données et en systèmes d’information pour que les groupes autochtones soient prêts à administrer les protocoles de crédits carbone de la manière la plus efficace et la plus rentable possible.
Étape 2 :
Commencer par la cartographie et la recherche
La création d’un marché de la compensation volontaire pour les actifs de carbone bleu du Canada est essentielle et ne se fera pas sans cartographie ni recherche. Comme pour l’agriculture, nous devons mettre au point des systèmes efficaces de mesure, de déclaration et de vérification garantissant que les activités qui séquestrent de grandes quantités de carbone font l’objet d’un suivi précis.
Plus de 300 000 hectares d’herbiers de zostères et de marais salés ont déjà été recensés le long du littoral canadien. Mais il ne s’agit probablement que d’une infime partie de nos actifs de carbone bleu (les experts affirment que nous n’avons peut-être cartographié que 10 % de l’ensemble de nos fonds marins côtiers). La cartographie du littoral canadien a été à la fois sous-étudiée et sous-financée, comparativement à d’autres pays. Les Bahamas ont récemment découvert plus de 9,2 millions d’hectares d’herbiers marins au large de leur littoral, ce qui éclipse les stocks officiels du Canadaiii.
Cartographier coûte de l’argent. Bien que l’initiative Blue Carbon Canada ait reçu un financement de 1,59 million de dollars pour trois années de recherche visant à évaluer le stock de carbone des zostères, des marais salés et des laminaires, une somme bien plus importante sera nécessaire pour comprendre véritablement le potentiel du Canada.
Qu’est-ce qui nous freine ? En partie, une mentalité qui considère l’extraction comme plus importante que la conservation. Pendant longtemps, la cartographie du littoral canadien était considérée comme une activité moins rentable que l’exploitation minière ou la pêche. L’essor du marché du carbone bleu pourrait changer la donne. Mais le Canada devra rattraper les pays qui ont des décennies d’avance dans la cartographie de leurs côtes.
Ce n’est qu’au cours des trois dernières années que le Canada a commencé à s’investir sérieusement dans l’étude de son littoral. Les États-Unis ont sans doute des décennies d’avance, notamment en ce qui concerne l’étude des cycles de séquestration du carbone par les zostères et les marais salés. Cela tient principalement aux nombreux projets de restauration, de qualité de l’eau et de biodiversité concernant les plantes aquatiques et les marais salés dans l’ensemble du territoire américain, en particulier la baie de Chesapeake.
Étape 3:
Entreprendre dès maintenant la conservation et la restauration des herbiers de zostères et des marais salés
Le marché du carbone bleu au Canada peut être évalué à 130 millions de dollars US par année ou à 3,5 milliards de dollars US d’ici 2050, d’après les estimations de la taille, du stock de carbone et du taux de séquestration des zostères et des marais salés du Canada. D’ici 2030, les zostères et les marais salés situés dans les marais littoraux pourraient séquestrer 17,2 millions de tonnes métriques d’équivalent CO2/aniv. Cependant, selon une nouvelle étude de l’université de Colombie-Britannique, le stock total de carbone des herbiers de zostères dans les 100 cm supérieurs des sédiments est d’environ 88 millions de tonnes métriquesv.
Un marché de crédits de carbone bleu peut permettre aux entreprises et aux organisations d’acheter et de vendre des compensations de carbone pour atteindre leurs propres objectifs. Contrairement aux marchés de conformité, les marchés de la compensation volontaire sont autogérés et n’imposent légalement aucune réduction d’émissions à leurs participants. Ils complètent les marchés de conformité, offrant au secteur privé la possibilité d’acheter, de générer et de vendre des crédits d’émission de carbone. Les propriétaires d’actifs, comme les entreprises, les investisseurs privés, les agences publiques ou les organisations non gouvernementales, peuvent acheter ces crédits. Les marchés de la compensation volontaire présentent l’avantage, contrairement aux marchés de conformité, de permettre la mise sur pied de projets plus expérimentaux et innovants (en partie grâce à une surveillance réglementaire moins restrictive). Ils offrent aux participants la possibilité de réduire leurs émissions au-delà de leurs obligations dans un marché réglementé et élargissent le bassin de participants.
Type de marché de compensation de carbone | Réglementé | Volontaire |
---|---|---|
Réglementé par des régimes nationaux, régionaux ou internationaux de réduction des émissions | ||
Marché libre avec des crédits négociables | ||
S’appuie sur des organismes de normalisation indépendants | ||
Réduction des émissions imposée par la loi | ||
Réduction facultative des émissions |
Cependant, pour mener à bien un programme de carbone bleu efficace, nous devons passer de la conservation des actifs de carbone bleu actuels à la restauration des écosystèmes marins détruits. Les écosystèmes de zostères et de marais salés disposent déjà d’un stock de carbone substantiel et sont efficaces pour séquestrer le carbone tout en constituant des habitats marins vitaux. Il faut des années pour planter des zostères ou restaurer des marais salés qui pourront ensuite se développer de manière à stocker et à séquestrer le carbone. Leur destruction entraîne la libération du carbone stocké depuis des millénaires. Les activités de conservation devraient être axées non seulement sur la création de zones environnementales protégées, mais aussi sur la limitation de toute activité humaine susceptible de les perturber. Ces initiatives peuvent inclure l’élaboration de plans de gestion des écosystèmes côtiers, la promotion de la pêche durable et la prévention de la destruction des habitats.
La restauration des herbiers de zostères et des marais salés prendra au moins une décennie et se fera graduellement. Néanmoins, il est essentiel de commencer dès maintenant. Il faut au moins dix ans pour que les herbiers de zostères poussent, et plus encore pour qu’ils séquestrent efficacement le carbone. Les marais salés peuvent se développer plus rapidement, mais il faudra les réimplanter dans des zones qui avaient été converties à des fins agricoles. Non seulement les projets de restauration peuvent-ils engendrer des crédits de carbone précieux et de grande qualité, mais ils présentent aussi le net avantage d’augmenter le stock de poissons en tant qu’habitat marin.
En fin de compte, les initiatives de conservation et de restauration doivent également soutenir les valeurs et les besoins des communautés locales, la biodiversité et le développement rural. La libération du carbone actuellement stocké dans les herbiers de zostères et les marais salés imposerait par ailleurs un lourd tribut. Le « coût social du carbone » est estimé à 2,5 milliards de dollars US par an.
Conclusion:
La perfection est l’ennemie de la mise en œuvre
Le Canada ne peut pas attendre la perfection. Nous devons immédiatement commencer à mettre en œuvre une stratégie de carbone bleu. Pour ce faire, le gouvernement fédéral devrait envisager d’adopter une approche à deux volets.
Premièrement, les écosystèmes de zostères et de marais salés qui stockent actuellement du carbone doivent être protégés. Des politiques devraient être élaborées avec les communautés qui dépendent de la pêche pour leur subsistance afin de garantir leur ralliement et leur participation aux futurs marchés du carbone bleu. Une séparation claire des compétences ministérielles entre Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) et le ministère des Pêches et des Océans (MPO) peut garantir que le déploiement des programmes ne soit pas compromis par des chevauchements bureaucratiques. Par exemple, ECCC a autorité sur les marais salés jusqu’à la ligne de marée haute, tandis que le MPO gère l’océan dans son ensemble. C’est principalement ECCC qui reçoit le financement pour la recherche sur les changements climatiques, au détriment de l’expertise et des recherches du MPO. Pour que cette stratégie soit efficace, il faut que les deux ministères participent et que leurs rôles soient clairement définis. Par une approche intergouvernementale descendante, le gouvernement fédéral peut également motiver et guider les provinces dans la collecte de données sur les actifs de carbone bleu actuels.
Deuxièmement, il faut accroître le financement des études sur les stock de carbone des herbiers de zostères et des marais salés. Le gouvernement devrait collaborer davantage avec les chercheurs pour effectuer un inventaire national des stocks de carbone bleu, sachant qu’il faudra des années, et non des mois, pour obtenir des résultats prometteurs. Cette recherche contribuera à l’élaboration d’un éventuel marché volontaire de crédits de carbone bleu. Elle permettra d’assurer que les valeurs mesurées par la suite sont raisonnables.
Le carbone bleu peut constituer l’initiative déterminante du Canada dans la lutte contre les changements climatiques. Il suffit que nous nous montrions à la hauteur du défi.
Contributors:
Auteur principal: Mohamad Yaghi, responsable principal, Politique agricole et climatique, RBC
RBC
Naomi Powell, directrice de rédaction, Services économiques et Leadership avisé
Farhad Panahov, économiste
Darren Chow, premier directeur, Médias numériques
Remerciements :
Kristina Boerder, chercheuse – Future of Marine Ecosystems Lab, Département de biologie, Université Dalhousie
Mary O’Connor, professeure, Département de zoologie, directrice, Centre de recherche de la biodiversité, Université de la Colombie-Britannique
Melisa Wong, Ph. D., chercheuse, Pêches et Océans Canada
- Nicolas Gruber et al., The oceanic sink for anthropogenic CO2 from 1994 to 2007.Science 363,1193-1199(2019). DOI :10.1126/science.aau5153
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- Gallagher, A.J., Brownscombe, J.W., Alsudairy, N.A. et al. Tiger sharks support the characterization of the world’s largest seagrass ecosystem. Nat Commun 13, 6328 (2022). https://doi.org/10.1038/s41467-022-33926-1
- C. Ronnie Drever et al., Natural climate solutions for Canada.Sci. Adv.7, eabd6034(2021). DOI : 10.1126/sciadv.abd6034
- Christensen, M.S. (2023). Estimating blue carbon storage capacity of Canada’s eelgrass beds. Université de la Colombie-Britannique.
- L’additionnalité constituera un défi lorsque les herbiers de zostères ou les marais salés sont situés à proximité d’affluents de forêts qui ont émis des crédits.
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